À Propos

Compagnie L’Alakran

Dès que les portes s’ouvrent, la salle respire un drôle d’air, vif et piquant. C’est le vent fort de la scène qui souffle en tous sens, et rien ne l’arrête. Un vent de folie qui va singulièrement prendre forme dans les corps des acteurs lorsqu’on évoque ceux de L’Alakran, il est beaucoup plus juste de dire : performeurs. Car rien de ce qui va se passer dans ce lieu n’échappe à la performance, qui prend en compte, très littéralement, cette réalité toute simple : des corps se présentent, et s’exposent, devant d’autres corps, offerts et exposés. Pour Oscar Gómez Mata, fondateur de la compagnie, il est impossible d’être comédien, s’il s’agit de faire semblant qu’on n’est pas là où l’on est quand on joue. Dès qu’il entre sur le plateau, il trimbale avec lui cette dinguerie, cette capacité à être exactement ce qu’il est, à cet instant, prêt à basculer avec nous.

Tous les spectacles performances de L’Alakran s’enracinent dans ce questionnement archaïque: comment se fait-il qu’on soit là devant vous, nous, les acteurs? Cet étonnement initial transforme l’air, et nous spectateurs. Le quatrième mur a définitivement volé en éclats, et le réel que nous vivions avant le spectacle n’a pas cessé d’exister, il entre par tous les pores du théâtre, et il sera de bout en bout la matière de la performance. Les acteurs arrivent sur scène avec la partition de leur vie, qu’ils vont peu à peu orchestrer devant nous. Une vie sans limite ni sur-moi, qui ne s’interdit rien. Une vie de Maîtres-Fous qui nous entraîne dans leur vertige, baroque et luxuriant.

Les êtres qui déboulent sur le plateau sont chargés d’une énergie de taureau. A moins qu’il ne s’agisse de la maîtrise précise du torero. Ou un mixte des deux, ou le passage de l’un à l’autre. C’est la grande force d’Oscar, grandiose et pathétique maître de cérémonie, toujours présent sur le plateau, capable en permanence de souffler le chaud et le froid, parfaitement bicéphale, suisse d’adoption, à l’évidence, mais toujours espagnol, et jusqu’au bout des griffes.

Les spectateurs sont propulsés, avec armes et bagages, dans ce « théâtre libre » où tout est possible. Dans Kaïros, sisyphes et zombies, Gómez Mata met en scène sa propre mère, Maria, plus vraie que nature. La compagnie de cette vieille femme en blouse fatiguée aiguise puissamment les regards. D’autant plus qu’elle cohabite avec un immense portrait de l’acteur Charles Dullin… Un effet de réel encore renforcé par l’irruption sur le plateau d’un vendeur de roses indien, Lakshman, sommé de répondre à un désopilant questionnaire pour un sondage politique — en réalité, la vraie réalité, un cadre supérieur travaillant dans une grande entreprise de parfums de Genève.

Là est la magie de l’Alakran, un chamanisme de la scène, qui vrille et explose le pacte de fiction ainsi que la frontière en apparence assez claire entre le vrai et le faux, le réel et le contrefait. Il devient en effet rapidement impossible de démêler l’un de l’autre, et plus on croit être dans la réalité, plus on est dans le faux. Car les performances de l’Alakran ne se privent pas pour autant de nous raconter des histoires, des histoires folles et raides qui tournent vite au cul-de-sac, avant de rebondir sans queue ni tête, pour finalement taper juste, au cœur du réel.

Pour financer la prestation du « vendeur de roses », Oscar Gómez Mata fait monter sur la scène son administratrice — la vraie, celle-là, Barbara Giongo, dont la présence fidèle accompagne la compagnie depuis ses débuts. Elle remet un chèque à Lakshman, avant de détailler les diverses provenances du budget du spectacle. Chaque représentant de chaque tutelle, direction, collectivités locales, Etat est appelé à monter sur le plateau, pour faire en direct le chèque correspondant au montant de la soirée. Se reconstitue à vue devant nous l’ensemble de la chaîne de production, incarnée dans la lumière par ceux qu’on ne voit jamais, et dont le métier est de rester dans l’ombre.

Les performances de l’Alakran repoussent les limites du théâtre et en font un espace profondément libre, où tout est possible. Quitte à nous rendre les témoins complices d’expériences profondément limitées. Dans Optimistic versus pessimistic, Oscar Gómez Mata met en scène devant nous, au plus près de nous, spectateurs, répartis partout dans l’espace, un groupe de figurants, qui, les yeux bandés, ont pour tâche de déplacer une série de meubles d’un bout à l’autre du plateau. Les « spectateurs » ont toute liberté de les aider, de ne rien faire ni dire, voire… de rajouter des obstacles. Une séance d’humiliation consentie, … et rémunérée, ponctuée par des coups de trompette qui obligent les figurants à se vautrer face contre terre. Ad libitum… Sans oublier cette scène mémorable où les spectateurs sont invités à défoncer un homme en armure avec des poivrons rouges et jaunes, pour faire baisser leur taux de violence intérieure. Là encore, rien ne nous rattache au monde protégé de la représentation. L’acteur essuie vraiment les coups, et certains s’en donnent à cœur joie, sans limite.

Cette force d’un théâtre libre, où tout peut se dire, prend la forme d’un espace d’expression libre, où la scène offre les moyens de prendre la parole à propos de la vie de la cité. Dans Suis à la messe, reviens de suite, le plateau devient l’occasion d’un forum de réaction directe à l’actualité immédiate. Un baron de la scène culturelle se fait épingler pour ses propos réactionnaires dans le débat qui secoue la société suisse autour du statut des artistes. Une traduction genevoise de la position élitiste et méprisante de Patrice Chéreau pendant le conflit des intermittents en 2003. La nomination du nouveau directeur de la Comédie de Genève est également épinglée. Où l’on découvre que le théâtre peut devenir un média, quand il a le courage de s’emparer des questions du moment, sans médiation.

Mais cet engagement dans la vie, qui fait dire au bonimenteur d’Optimistic versus pessimisticl’art, un engagement pour la vie! —, ne doit pas gommer la dimension furieusement drolatique des spectacles de l’Alakran. Ses acteurs, étroitement co-auteurs de l’écriture des pièces de la compagnie, trimballent avec eux l’imaginaire tonitruant de la culture populaire espagnole, y compris dans ses formes les plus arpentées, la tauromachie, le flamenco, l’Andalousie, l’art de la fête, le tout revu par une movida seconde génération à bout de souffle.

Oscar Gómez Mata ne se résume pas à la virtuosité d’un performeur tout terrain, il est aussi un grand pédagogue, épaulé par une méthode rigoureuse mise en place au fil des ans et des ateliers. Son principe pédagogique est très simple, et redoutablement efficace: toute journée de travail dans l’école, du lever au coucher, est une seule et même performance. En activant concrètement ce postulat sur le plateau, il parvient à transformer, à vue, des comédiens en écrivains de leur propre vie. J’ai eu la chance d’être témoin d’une telle expérience de transformation, lorsqu’il a travaillé avec la promotion E de la Manufacture, en leur posant cette question: quand vous regardez Opening night de John Cassavetes, quel vertige ce film vous donne envie de traduire? Et le plateau offrira de magnifiques réponses, consignées dans un spectacle chargé de vie, Entre, magiquement repris sous chapiteau au festival d’Avignon.

Plus secrètement, l’homme de théâtre est aussi un grand rêveur métaphysicien, épris de physique quantique, d’astronomie et de sciences de la matière. Il aime à provoquer des croisements entre des régimes d’expériences en apparence lointains, et pour le moins inattendus. À propos de sa rencontre avec l’astrophysicien Michel Cassé, Gómez Mata évoque la force qu’elle déploie pour les artistes : J’ai remarqué qu’en amenant un scientifique de premier plan dans un espace de création, un suscite un moment marquant. On ne comprend pas tout, mais pour l’avoir vécu, je sais que sa parole n’a rien d’hermétique, et qu’elle arrive à trouver les mots pour parler des neutrinos et des anges, dans une seule et même phrase. Il nous aide à trouver des ponts. (Oscar Gómez Mata, entretien avec Bruno Tackels, Empreintes n°3, le journal du Festival Hybrides 2010)

Depuis qu’il réfléchit à la dimension active et dynamique du public, considérée comme une réalité à part entière, vivante et organique, Oscar Gómez Mata se retrouve assez naturellement de plain-pied avec un homme qui observe l’univers dans son labeur journalier et dit qu’il n’y a pas seulement trois dimensions, mais dix, ou onze, et qu’il y a des dimensions insoupçonnées dans ce que nous nommons la réalité. En évoquant ces questions avec des comédiens professionnels, j’ai pu observer comme elles touchent leur esprit, et permettent de regarder, de vivre la réalité autrement. C’est exactement ce qui se joue dans les performances de l’Alakran, qui filtrent la réalité pour la rendre délicieusement insupportable.

La scène devient le vivarium où sont disséquées les diverses manières dont le monde contemporain nous affecte. Un laboratoire de nos petites pathologies du quotidien. Comment le capitalisme qui s’est insinué dans nos veines nous déshumanise lentement, mais sûrement. À la recherche de l’antidote, désespérément. Si vous avez une piste, écrivez à l’Alakran.

Article paru dans le livre 30 ans à Paris édité par le Centre culturel suisse de Paris – 2015

Oscar Gómez Mata

Metteur en scène et acteur, mais aussi auteur et scénographe, Oscar Gómez Mata a commencé son activité théâtrale en Espagne en 1987, où il a cofondé la Compagnie Legaleón-T, avec laquelle il a créé plusieurs spectacles jusqu’en 1996. En 1997, il fonde la compagnie L’Alakran à Genève, dont il est le directeur artistique et pour laquelle il est responsable de la mise en scène, de la conception, de la dramaturgie et des textes. Il participe également à certaines de ces créations, qui sont coproduites par des théâtres suisses et étrangers et tournent sur des scènes en France, en Espagne, en Italie, au Portugal et en Amérique latine. Oscar Gómez Mata, en tant que pédagogue, est chargé de cours du module Présence : Penser l’action à la Manufacture – Haute École des arts de la scène – Lausanne, depuis 2012.  Avec la collaboration d’Yvanne Chapuis, la technique d’enseignement qu’il a développé durant ces années a pu être mise par écrit dans l’ouvrage Penser l’action, un système d’entraînement de l’acteur·rice. Il a également travaillé en tant que formateur et enseignant, entre autres structures, à l’école Serge Martin, dans le cadre des Chantiers nomades (structure de formation continue pour les professionnels des arts du spectacle), ainsi que dans le cadre du Master en pratique des arts du spectacle et culture visuelle organisé par l’Université d’Alcalá – Madrid. En 2018, il a été lauréat du Prix suisse du théâtre. Il a été artiste associé au Théâtre Saint-Gervais à Genève de 1999 à 2005, au SUBS à Lyon en 2006 et dernièrement à Azkuna Zentroa Alhóndiga Bilbao pour les années 2019-2022.

Collaborateur·ice·s

Ressources

Cahiers de l’Alakran

À l’occasion des 20 ans de la Compagnie L’Alakran, nous avons édité quelques-uns des textes de nos spectacles : Boucher espagnol, Cerveau cabossé 2 : King Kong Fire, Psychophonies de l’âme, Optimistic vs Pessimistic, Suis à la messe, reviens de suite, La Conquête de l’Inutile auxquels s’ajoute le texte de Kaïros, sisyphes et zombies.

Ces cahiers, édités en nombre limité, ont été mis en page par Claire Goodyear et imprimés sur les presses de l’association GE Grave.
Le texte de Kaïros, sisyphes et zombies avait été publié à l’occasion des représentations du spectacle au festival d’Avignon en 2009 et mis en page par Frédéric Fivaz.

Optimistic versus Pessimistic et La conquista de lo inútil, Oscar Gómez Mata / Cie L'Alakran, ALBATROS (2019)

Optimistic versus Pessimistic et La Conquête de l’Inutile sont deux pièces jumelles d’Oscar Gómez Mata – Compagnie l’Alakran, séparées dans le temps de onze années. Elles ont en commun le fait qu’à leurs origines on trouve le trio Esperanza López, Txubio Fernández de Jauregui et Oscar Gómez Mata. Les deux répondent à un même système collectif de création. Les textes conçus comme matière et combustible pour la scène sont devenus écrits avant ou pendant les répétitions et n’ont pas été complètement définis avant de passer « l’épreuve » de la scène. Ceux-ci sont réunis dans cet ouvrage bilingue, en version française et espagnole.

Penser l’action – Un système d’entraînement de l’acteur·rice, Yvane Chapuis et Oscar Gómez Mata, Éditions B42 (2023)

Ce livre offre une trace documentée de la technique de jeu développée par Oscar Gómez Mata au fil des années dans différents contextes pédagogiques. Manuel à disposition des acteur·rices, il expose un système de travail structuré et en relève les enjeux esthétiques.

Penser l’action explore le vocabulaire employé pour décrire l’activité de l’acteur·rice qui, parce qu’elle appartient au domaine du sensible, reste encore mal identifiée. L’attention portée à l’observation et à la description des exercices en fait un guide pratique aussi bien qu’un ouvrage de réflexion théorique qui s’inscrit dans le champ des études théâtrales et de l’analyse des pratiques artistiques.

Ancrée dans les champs de la danse et du théâtre, la collection Pratiques dirigée par Yvane Chapuis se consacre à l’analyse des pratiques des arts performatifs.

Teatro experimental y cambio de milenio. Euskadi como reflejo, Rakel Marín Ezpeleta, Servicio Editorial de la Universidad del Pais Vasco (2020)

Cet essai de Rakel Marín Ezpeleta propose d’analyser le théâtre expérimental réalisé à la fin du changement de millénaire (1986-2010) dans une communauté basque, suivant les parcours de deux compagnies Legaleón-T qui deviendra L’Alakran et Fábrica de Teatro Imaginario ou Antzerkiola Imaginarioa.

PARTITION(S) – Objet et concept des pratiques scéniques (20e-21e siècles), Julie Sermon et Yvane Chapuis, Les Presses du réel – Collection Nouvelles scènes / Manufacture (2016)

Fruit d’un travail de recherches et d’expérimentations, mené par Julie Sermon et Yvane Chapuis, qui s’est déployé entre 2013 et 2015 à La Manufacture – Haute école des arts de la scène de Suisse Romande (Lausanne), cet ouvrage s’attache aux tenants et aux aboutissants, pratiques et théoriques, de l’appropriation du mot et de l’objet « partition » dans des domaines extra-musicaux (théâtre, danse, performance), du tournant du 20e siècle à aujourd’hui.

Pratiques de l’improvisation, Sous la direction de Serge Margel, Editions BSN Press (2016)

Ce recueil de textes découle d’un projet de recherche collectif sur l’improvisation, entre artistes et différents chercheurs en esthétique et en sciences sociales. De 2013 à 2015, quatre écoles d’art se sont réunies: La Manufacture pour le théâtre, la Haute école de musique de Lausanne pour la musique, L’École cantonale d’art de Lausanne pour le cinéma, et la Haute école d’art et de design de Genève pour la performance.

Dehors ! Cultiver l’espace public, Laura Györik Costas, Éditions La Braconnière (2016)

L’Association des amis de la Terrasse du troc, active depuis 10 ans à Genève avec des projets et des actions culturelles dans l’espace public, revient sur son passé à travers des essais de spécialistes et chercheurs du territoire urbain. Une publication qui n’est pas un album de souvenirs des différentes éditions de la Terrasse du troc, mais plutôt un outil qui questionne les multiples formes d’interventions possibles pour occuper le territoire urbain avec des projets culturels qui lui donnent du sens.
Un cahier central présente les témoignages de quelques-uns des artistes qui ont participé à la Terrasse du Troc : Fabiana de Barros, Guy Bettini, Klat et POL, Oscar Gómez Mata, Irène Tétaz et Cyril Vandenbeusch.